«Seuls les États qui se donneront les moyens de maîtriser l’IA en obtiendront les principaux bénéfices. Or, à ce jour, la France et l’Europe sont en retard.» C’est le constat limpide dressé par le rapport de la commission de l’intelligence artificielle, lancée il y a six mois par Matignon. Remis la semaine passée à l’Élysée, le document préconise 25 recommandations pour que la France ne rate pas l’opportunité de devenir une nation phare de la révolution technologique que représente l’envol de l’intelligence artificielle.

Comme la France est le berceau de certaines pépites de l’IA générative, à l’image de Mistral AI dont le récent partenariat avec Microsoft défraie actuellement la chronique, la commission de l’intelligence artificielle estime donc qu’il est urgent de consentir à un effort important. Et ce après le plan national de 1,5 milliard d’euros présenté par Emmanuel Macron en 2022 et la rallonge de 2,2 milliards d’euros annoncée fin 2021.

Par conséquent, le comité plaide pour une enveloppe publique de 5 milliards d’euros par an sur cinq ans, qui pourrait même grimper jusqu’à 15 milliards d’euros annuels avec l’appui du secteur privé. «Nous estimons que des investissements de 5 milliards d’euros par an pendant cinq ans sont nécessaires pour assurer la maîtrise des risques et saisir les opportunités de l’IA», assurent les auteurs du rapport. Et de compléter : «Près de la moitié doit être consacrée à l’innovation technologique et industrielle, et le reste au déploiement de services pour les citoyens (santé, éducation etc.), à sa diffusion dans l’économie auprès des entreprises, et à l’appropriation collective, la formation et la recherche. Cette ambition est réaliste – elle représenterait 0,3 % environ des dépenses publiques – et atteignable étant donné les atouts que possèdent la France et de l’Europe.»

Un fonds de 10 milliards d’euros pour soutenir l’écosystème IA tricolore

Pour l’heure, la commission IA de Matignon a budgétisé un plan de 27 milliards d’euros au total. Sur cette enveloppe qui pourrait atteindre 75 milliards d’euros sur cinq ans avec des investissements privés, plusieurs tranches concernent plus ou moins directement les startups. Ainsi, il est notamment question de créer un fonds d’investissement «France & IA» de 10 milliards d’euros pour investir massivement dans les entreprises du numérique et la transformation des entreprises pour soutenir l’écosystème français de l’IA et en faire l’un des premiers mondiaux.

Cette mesure fait directement écho au plan de Cathay Innovation pour faire de la France le troisième écosystème mondial de l’IA. Avec plus de 1 300 jeunes pousses spécialisées dans l’IA, l’Hexagone a des arguments à faire valoir, mais il faudra faire mieux à l'avenir alors qu'OpenAI a pu compter sur 13 milliards de dollars d'investissements de Microsoft depuis 2019.

En France, les espoirs reposent essentiellement sur Mistral AI, qui a levé près d’un demi-milliard d’euros l’an passé, mais aussi sur des startups comme Dust, société initiée par un ex-salarié d’OpenAI, Adaptive ML, jeune pousse créée par des anciens de LightOn et Hugging Face, qui permettent de structurer davantage l’écosystème de l’IA générative. Si l’Hexagone est devenu très performant sur le segment early-stage au cours de la décennie écoulée, il faudra progresser sur les tours de table supérieurs aux séries B et C pour éviter que les mastodontes américains et asiatiques ne mettent la main sur les pépites tricolores.

7,7 milliards d'euros pour la filière européenne de semi-conducteurs dédiés à l’IA

Autre tranche d’argent qui peut intéresser l’écosystème des startups : les 7,7 milliards d’euros destinés à accélérer l’émergence d’une filière européenne de composants semi-conducteurs adaptés aux systèmes d’IA. Une mesure qui s’inscrit dans le cadre de la prise de conscience européenne autour des composants électroniques, quand ces derniers sont venus à cruellement manquer pendant la pandémie de Covid-19 en raison des confinements rudes et longs imposés en Asie, qui concentre à elle seule 80 % de la production mondiale.

De son côté, l’Europe produit aujourd'hui moins de 10 % des puces électroniques dans le monde, contre 40 % il y a 30 ans. Devant de constat édifiant, l’Union européenne (UE) a décidé de répliquer en déployant le Chips Act, un plan de 43 milliards d’euros pour permettre à l’UE d’atteindre 20 % de la production mondiale de semi-conducteurs d’ici à 2030. A cet horizon, le marché mondial devrait avoir doublé pour peser 1 000 milliards de dollars.

Comme les besoins en composants électroniques vont être accélérés par l’envol de l’IA générative, il est donc logique d’améliorer le financement des semi-conducteurs en France et en Europe, d’autant plus que l’Hexagone héberge quelques pépites en la matière, à l’image de Scalinx, qui figure au sein du programme gouvernemental French Tech 2030. Spécialisée dans les puces à destination des secteurs de la défense et des télécoms, cette jeune pousse a récemment levé 34 millions d'euros. Une bonne nouvelle alors que TSMC, poids lourd du secteur, exerce un quasi-monopole sur les semi-conducteurs de pointe.

Ces derniers seront notamment utiles pour se doter d’une puissance de calcul de premier plan. Un pan qui n’a pas été oublié par la commission de l’intelligence artificielle qui a alloué une enveloppe d’un milliard d’euros pour faire de la France et de l’Europe un pôle majeur de la puissance de calcul installée. Dans ce cadre, Scaleway, la filiale cloud d’Iliad, a d’ailleurs noué un partenariat avec Nvidia pour se doter de la plus forte puissance de calcul en Europe.

Des progrès indispensables en open innovation

Avec cet arsenal budgétaire, l’objectif est donc de placer l’Hexagone aux avant-postes de la révolution de l’IA générative. Mais il ne suffit pas seulement de créer des solutions pour éviter de laisser le champ libre à des acteurs comme OpenAI, il faut également les mettre dans les mains des entreprises françaises. Car si ces dernières n’achètent pas français, il n’y a pas de raison que des acteurs étrangers le fassent davantage. C’est d’ailleurs pour flécher de manière plus conséquente la commande publique et privée vers les startups que l’initiative «Je choisis la French Tech» a été lancée en juin 2023.

Dans la continuité de cette mesure, le comité mis sur pied par Matignon estime qu’il faut allouer au moins 2,6 milliards de dollars pour inciter, faciliter et amplifier le recours aux outils d’IA dans l’économie française en favorisant l’usage de solutions européennes. L’idée est ainsi d’éviter de reproduire le schéma du cloud, secteur outrageusement dominé par Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud.

L’IA, un levier pour faire bondir le PIB de 250 à 420 milliards d’euros en 10 ans

Aux yeux de la commission de l’intelligence artificielle, composée notamment de Cédric O, ancien «Monsieur Numérique» du gouvernement, Gilles Babinet, président du Conseil national du numérique (CNNum) ou encore Joëlle Barral, directrice de la recherche en IA chez Google DeepMind, il n’y a pas de temps à perdre. «L’économie du numérique est deux à trois fois plus faible en Europe qu’aux États-Unis, et l’IA suit pour l’instant une trajectoire comparable», notent les auteurs du rapport. Avant d’illustrer leurs propos : «Le nombre d’entreprises spécialisées qui ont été financées sur la période 2013-2022 est effectivement 2,5 fois plus élevé aux États-Unis qu’en Europe.»

Toutefois, le Vieux Continent est malheureusement coutumier de ce type de constat. «Le problème n’est pas seulement que l’Europe ne produit pas de géant du numérique, mais qu’elle ne produit pas non plus d’entreprise au 2e ou 3e rang : ni Adobe, ni Uber, ni Airbnb, ni Shopify, ni Stripe ne sont européennes, alors que leurs plus grands marchés ou leurs fondateurs sont européens», observent les auteurs du rapport. Et de souligner l’importance de ne pas rater le virage de l’IA : «Les gains générés par l’IA augmenteraient significativement le taux de croissance de la France, estimé à 1,35 % par an à moyen terme. De tels gains de productivité pendant dix ans conduiraient à une hausse du PIB comprise dans une fourchette allant de 250 à 420 milliards d’euros en 2034, soit l’équivalent de la valeur ajoutée de l’industrie dans son ensemble !»

Voilà de quoi motiver l’État et le secteur privé à retrousser leurs manches pour ne pas rater une nouvelle un wagon clé du train du numérique. «Le coût de l’inaction serait très élevé. Nous renoncerions à des gains économiques et sociaux importants, et risquerions un déclassement historique», estiment les auteurs du rapport. Difficile d’être plus clair.