Explorer la philosophie et le questionnement personnel offre un éclairage précieux pour naviguer dans les défis professionnels, souvent sinueux, de l’entrepreneuriat. Mais comment mener ce travail introspectif ? Quelles sont les sources d’inspiration possibles? Quelles pratiques mettre en place ? Pour nous aiguiller dans ce cheminement intérieur, Flora Bernard, diplômée de sociologie à la London School of Economics et ancienne consultante dans le domaine du développement durable, a répondu à nos questions. Cofondatrice de Thaé, une agence qui aide les entreprises et les personnes à se reconnecter au sens profond de leur action, notamment grâce à la philosophie, elle est aussi l'auteure de “Manager avec les Philosophes”, paru aux éditions Dunod en mai 2016.

Maddyness : “Se connaître soi-même”, cela veut dire quoi ?

Flora Bernard : Se connaître soi-même, c’est d’abord avoir une certaine conscience de soi, penser ce que nous ressentons, ce que nous vivons. Cette conscience de soi nous permet de prendre du recul par rapport à nos actions et pensées, une nécessité fondamentale pour prendre des décisions éclairées. Blaise Pascal soulignait déjà l'importance de cette introspection : « Il faut se connaître soi-même ; quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela sert au moins à régler sa vie : il n'y a rien de plus juste. » Socrate, bien avant, disait qu'une vie non examinée est dénuée de sens, s’inspirant de l’oracle de Delphes dont la célèbre devise était “connais-toi toi même”.

Mais pour cultiver cette connaissance de soi, il est nécessaire de pouvoir régulièrement s’extraire de l’opérationnel. Comment ? En faisant de la place à l'introspection d’une part et d’autre part, au dialogue, au sens de la maïeutique (l’autre nom du questionnement socratique), qui permet d'assouplir nos certitudes et d'approfondir notre compréhension de nous-mêmes et du monde qui nous entoure.

M : Au sein de l'écosystème startup, tout va très ou vite... en quoi est-ce important d'entreprendre ce travail intérieur ?

F.B : Ce qui caractérise l’entrepreneur, c’est sa capacité à avoir une vision et de savoir la concrétiser dans le monde réel. S’il est trop dans l’opérationnel et la gestion, il risque de perdre son essence, et donc cette aptitude. C’est une personne dotée d’une grande intuition, qu’il faut cultiver ! Selon Bergson, l’intelligence et l’intuition fonctionnent en tandem. Quand l’intelligence découpe le monde et comprend son fonctionnement, l’intuition le saisit dans son ensemble et en comprend le sens. Si l’on est constamment dans l’action, on perd cette capacité. Il est donc nécessaire de sanctuariser des temps pour être prêt à accueillir l’inattendu. Pour reprendre les mots de Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, se rendre disponible à l’indisponible.

Les entrepreneurs ont également souvent des valeurs à défendre. Et la connaissance de soi permet d’être au clair avec celles que l’on veut défendre dans le monde et diffuser au sein de son entreprise. Ainsi, le dirigeant pose des limites à ses décisions et à ses actions - il ne fait pas tout, et c’est précisément cela qui lui donne de la force. Fort de ses valeurs, il peut penser le monde de manière éthique, et non simplement de manière pratique et opérationnelle.

M : Les crises et les incertitudes font partie de la vie d’un dirigeant, comment une meilleure connaissance de soi peut-elle l’aider ?

F.B : À force d’être utilisée pour décrire toutes sortes de situations, la notion de crise en vient à ne plus rien vouloir dire. Par analogie, en médecine, elle représente un état paroxystique d'une maladie, un moment court, d’une grande intensité, où tout doit se décider. En France, il semble que nous vivons davantage une période de malaise, ponctuée par des crises. Il me semble que la philosophie stoïcienne s’avère être un véritable guide pour mieux gérer les situations difficiles auxquelles nous pouvons être confrontés, notamment les entrepreneurs. Épictète nous aide, par exemple, à distinguer ce qui dépend de nous (nos pensées, nos jugements, nos désirs et notre volonté) de ce qui ne dépend pas de nous (notre santé, la météo, les éléments économiques…). Cette distinction nous permet de focaliser notre énergie et notre temps sur ce qui dépend de nous, et qui relève de notre responsabilité.

Sénèque, lui, nous invite à examiner nos émotions, la colère, notamment. Si l’arrivée de la colère ne dépend pas de nous, notre manière d’y réagir l’est. Spinoza est aussi un penseur des émotions : selon lui, nous ne pouvons rien faire pour supprimer les émotions négatives (qui diminuent notre puissance d’agir), mais nous pouvons nous efforcer de les comprendre, ce qui permet de modérer leur intensité, nous offrant ainsi un meilleur équilibre émotionnel et une perspective plus claire pour affronter les difficultés.

M : Comment se lancer dans un travail intérieur ? Avez-vous des conseils à donner ?

F.B : Il est important de laisser la place à l’indisponible. Cela peut passer par la déconnexion ou encore un allégement des réunions afin de sanctuariser des moments pour soi. Préserver ses espaces intérieurs est essentiel pour l'entrepreneur. Comme nous avons pris l’habitude de prendre une douche tous les matins, nous pourrions prendre l’habitude de prendre une “douche éthique” régulièrement, un moment de questionnement existentiel qui nous assure que nous nous dirigeons dans le bon sens. C’est une hygiène mentale !

Les rituels stoïciens, tels que la lecture et l'écriture régulières (même pour de courts moments), peuvent y contribuer. Éliminer les distractions, comme les e-mails et les réseaux sociaux personnels sur le téléphone, favorise également cet environnement propice à la réflexion. Les stoïciens soulignaient l'importance de s'entraîner à devenir ce que l'on aspire à être. Pour cela, ils recommandent des exercices de lecture matinaux et en fin de journée. L’objectif ? Revisiter sa journée en s'engageant dans des pratiques introspectives permettant à l’individu de rester aligné avec ses valeurs fondamentales.

M : Avez-vous une citation qui résume cette approche réflexive de l’entrepreneur ?

F.B : Je vais reprendre une citation de Bergson : « Agir en homme - ou femme- de pensée, et penser en homme - ou femme- d’action. » On en revient à l’incontournable nécessité de penser ce que l’on fait, à questionner nos certitudes pour agir en fonction de notre socle éthique, notre boussole.