Au cœur du dixième arrondissement, rien ne laisse deviner un hôtel particulier “époque directoire”, avec moulures aux plafonds et jardin secret. Cet immeuble, précédé d’une cour pavée, classé monument historique, c’est l’Hôtel de Bourrienne. Une fois la porte passée, dans le vestibule, il est évident que l’hôtel abrite un paradoxe entre son histoire et les activités qu'il abrite. C’est là que Charles Beigbeder a installé les bureaux de ses nombreuses activités : textile, immobilier, investissements dans des PME et surtout, venture capital et deeptech.
Depuis plusieurs années, Charles Beigbeder s’impose comme une figure incontournable de la deeptech française. Avec ses différents fonds thématiques et sa société de gestion Audacia, lancée en 2006, il devient une référence dans le quantique, le spatial, la défense ou encore la décarbonation. "Nos équipes, composées de chercheurs et d’entrepreneurs expérimentés, vont activement dénicher dans les laboratoires les opportunités issues des avancées scientifiques les plus prometteuses", confie l'investisseur. Quantonation a également co-créé des venture studios, dont le rôle est de faire sortir les projets de recherche au sein des plus grands labos pour créer des startups.
Passionné, Charles Beigbeder n’est pas qu’investisseur. Il est aussi politique, après un mandat en tant que conseiller municipal, il reste très investi au sein du MEDEF International. Il est entrepreneur, il a cofondé, avec son épouse, une marque très haut-de-gamme de chemises, et avec son frère, une firme de vodka.
Pour Maddyness, il livre son analyse sur la deeptech française et européenne et son besoin urgent de financement.
Maddyness : Audacia, la société de gestion que vous avez fondée. Elle abrite de nombreux fonds spécialisés… Comment fonctionnent les différentes structures ?
Charles Beigbeder : Audacia existe depuis près de 20 ans. Notre métier historique consiste à accompagner les PME françaises en capital développement. En 2017-2018, nous avons choisi de diversifier nos activités en nous orientant vers le capital innovation. Nous avons ainsi cofondé plusieurs sociétés de gestion spécialisées par thématique : Quantonation dans les technologies quantiques, Expansion, cofondée avec Ted Elvhage et Sandra Budimir, dans le spatial et la défense, Exergon avec Giuseppe Sangiovanni, dans la décarbonation avec un focus sur le nouveau nucléaire et le gaz décarboné, et Sorbonne Venture sur la médecine du futur.
Pour la plupart de ces thématiques, nous co-créons une nouvelle société de gestion avec des partenaires apportant leur expertise spécialisée et leur expérience entrepreneuriale. Par exemple, pour le secteur du quantique et Quantonation, nous nous sommes associés avec Christophe Jurczak et Olivier Tonneau. Christophe, titulaire d’un PhD en physique quantique, a réalisé sa thèse avec Alain Aspect (prix Nobel de physique 2022). Olivier Tonneau, quant à lui, apporte son expérience en tant que dealmaker professionnel dans le private equity. Pour ma part, j’apporte aux startups dans lesquelles nous investissons ma double expérience d’ingénieur et d’entrepreneur.
Enfin, un troisième secteur d’activité chez Audacia est le capital immobilier. Notre équipe développe des fonds autour de la thématique du co-living.
M. : Pourquoi avoir choisi ces thématiques deeptech dans le capital innovation et pourquoi cette stratégie de se spécialiser sur chaque secteur et ne pas avoir fait un fonds deeptech unique plus large ?
C.B. : Justement, nous pensons que c’est ce que le marché recherche, en particulier dans le secteur de la deep tech, où une expertise très pointue est nécessaire. Créer des fonds très spécialisés permet deux choses essentielles : obtenir un deal flow extrêmement qualifié et, par conséquent, de grande envergure.
Rapidement, tous les acteurs de l’écosystème prennent connaissance de notre existence. Les entrepreneurs dans les technologies quantiques, par exemple, nous contactent directement. Nous bénéficions ainsi d’un deal flow extrêmement qualifié, ce qui nous permet de faire preuve d’une sélectivité absolue. Les PhDs qui gèrent nos fonds font le lien entre la recherche et les projets de startups. Quantonation a aussi co-créé des venture studios dont le rôle est de faire sortir les projets de recherche au sein des plus grands labos pour créer des startups.
Du côté des investisseurs et des apporteurs de capitaux, nous sommes également parmi les rares à leur parler de ce sujet. C’est un domaine complexe, au sein du capital-risque, mais il suscite néanmoins un grand intérêt. Les investisseurs souhaitent comprendre cette nouvelle mutation technologique, cette révolution en cours. Ils sont enthousiastes à l'idée de nous rencontrer, d’écouter notre vision et de découvrir l’évolution de notre portefeuille et les entreprises que nous soutenons.
Cela nous permet également d'avoir un monopole sur le sujet dans nos échanges avec les investisseurs. C’est un atout en termes de marketing. Nous avons appliqué la même stratégie dans des domaines comme l’aérospatial, la défense, le nouveau nucléaire, et d’autres thématiques.
Je constate qu’il y a un effet de levier. Lorsqu’on investit dans une entreprise, que ce soit dans le quantique ou dans le spatial, celle-ci peut se vanter de faire partie du portefeuille d’un acteur reconnu. Par exemple, Expansion est en passe de devenir le premier fonds européen en space tech. Notre présence attire d’autres fonds de venture capital généralistes, mais aussi des acteurs non dilutifs comme Bpifrance ou l’EIC. Cela attire également des commandes de clients, et nous avons la capacité d'apporter des clients ainsi que des opportunités de recrutement.
Cet effet vertueux est directement lié aux fonds spécialisés. Nous accompagnons près de 70 entreprises technologiques. Nous avons investi près de 150 millions d’euros dans ces 70 startups, qui ont levé environ 800 millions d’euros au total et ont créé plus de 2000 emplois. En somme, il existe un réel effet de levier pour une entreprise de faire partie du capital d’un fonds de référence dans son domaine technologique.
M.: Pourquoi est-ce que vous avez choisi ces champs-là dans la deeptech et pas d'autres?
L’Europe est confrontée à deux immenses défis : la sécurité physique et le changement climatique.
Pour ces deux enjeux majeurs, il est impératif de mettre en œuvre des solutions rapidement, afin de garantir notre sécurité et de lutter efficacement contre le changement climatique, avec pour objectif d'atteindre la neutralité carbone d'ici 2050.
Cependant, face à ces deux grands défis, de nouvelles solutions technologiques sont nécessaires. Ces solutions existent déjà, mais elles se trouvent encore principalement dans les laboratoires. Il est crucial de repérer cette recherche fondamentale, couronnée de prix Nobel et de découvertes remarquables, et de la transformer en produits technologiques européens à vocation mondiale.
Je parle beaucoup de l’Europe ici, mais en ce qui concerne les fonds Quantonation 1 et Quantonation 2, gérés par Quantonation Ventures, la société de gestion dédiée aux technologies quantiques, nous avons une stratégie globale.
M.: Quand vous évoquez Expansion, vous parlez de Spatial mais en réalité, vous faites aussi de la défense. Est-ce un nouveau positionnement ?
C.B. : Le fonds est axé sur l’aérospatial et la défense depuis son lancement, mais nous avons récemment mis davantage en avant la dimension défense dans notre dernier deck. Cela est principalement dû à l’éveil du continent européen, provoqué par des événements comme l’arrivée de Donald Trump, qui nous ont poussés à évoluer vers un nouveau paradigme.
Pourquoi avoir adopté cette double stratégie ? Dans le secteur spatial, tout est dual. Toutes les startups spatiales développent des logiciels ou des matériels qui peuvent être utilisés aussi bien pour des applications civiles, institutionnelles que militaires. En réalité, il y a trois types d’utilisations. Par conséquent, la dimension défense faisait déjà partie intégrante de notre approche dès le départ.
M. : Si vous deviez citer un champion français ou européen dans ces domaines spatial, quantique, défense, transition énergétique?
C.B. : C’est un exercice difficile, mais je vais essayer de citer un exemple par thématique.
Dans le domaine du quantique, Pasqal est en train de devenir le leader mondial du quantum computing. Cette entreprise a été co-créée par Quantonation, Christophe Jurczak, et Alain Aspect, le prix Nobel de physique 2022. Elle réussit son pari de se positionner comme l’une des principales entreprises mondiales dans le secteur des ordinateurs quantiques, tant sur le plan hardware que software.
Dans le secteur spatial, je citerais Latitude, une entreprise emblématique qui développe un lanceur extrêmement robuste. Basée à Reims, cette société propose une solution de lancement de satellites pesant jusqu’à 200 kg en orbite basse, à un coût très compétitif.
Concernant la décarbonation et le nouveau nucléaire, je mentionnerais Stellaria, qui développe un réacteur nucléaire de fission de quatrième génération, utilisant de sels fondus. Cette technologie pourrait marquer un tournant dans l’industrie nucléaire, en contribuant à la décarbonation.
M.: Qui sont vos LPs ?
C.B.: Nos fonds sont soutenus par une diversité d’investisseurs : des family offices engagés dès le premier jour, rejoints progressivement par des institutionnels de premier plan, notamment dans le cadre du label Tibi. Le soutien du FEI et de Bpifrance a par ailleurs joué un rôle structurant en accompagnant le développement de fonds spécialisés sur des technologies de rupture.
Quantonation et Expansion ont obtenu le label Tibi, ce qui confère une reconnaissance institutionnelle précieuse. Il nous permet de démarcher les grands investisseurs institutionnels français membres du comité Tibi, mais également de nous ouvrir à d’autres régions comme la Scandinavie, le Royaume-Uni, ou encore Singapour, afin de montrer la performance de notre gestion
Nous appliquons aussi une autre méthode, celle du warehousing. Avant de réaliser le first closing, qui peut prendre du temps, nous créons un petit fonds en amont et y apportons nous-mêmes un peu de capital, aux côtés de partenaires comme des entrepreneurs ou de petits family offices. Ces derniers sont souvent plus réactifs et prêts à prendre plus de risques que les grands gestionnaires de capitaux. Cela nous permet de prendre des tickets en pré-seed et en seed. Au fur et à mesure, notre portefeuille se constitue et sert de preuve de concept pour enrichir notre dialogue avec les grands gestionnaires de capitaux.
Ainsi, nous pouvons parler des entreprises, des histoires entrepreneuriales, et cela nous permet d’atteindre le first closing. À ce moment-là, le petit fonds cède toutes ses lignes à prix coûtant au grand fonds et devient un feeder pour le master fund. C’est une sorte de recette de cuisine qui nous a permis de gagner du temps et de rester très efficaces.
M. : En France et en Europe, notre chaîne de financement est plus faible à partir du growth. Les acteurs sont peu nombreux. Quelle stratégie pour renforcer ce maillon ?
C.B. : La stratégie est très simple : il s'agit de créer des fonds de late venture et early growth, de classe 1 milliard, spécifiquement pour l’Europe.
Certains fonds commencent déjà à émerger dans ce domaine. Le programme ETCI (European Technology Championship Initiative), géré par le FEI, avec une enveloppe de plus de 4 milliards d'euros, a déjà sélectionné plusieurs sociétés de gestion européennes pour des projets de ce type. Ce programme concerne des fonds de late venture et early growth, dont certains sont très généralistes, tandis que d'autres sont un peu plus spécialisés dans la tech.
De notre côté, nous avons également des projets de création de fonds de classe 1 milliard, centrés sur le même segment en deeptech, probablement via la création de nouvelles sociétés de gestion. Nous avons l’habitude de cette approche.
Cela permet de responsabiliser chaque société et d'associer les cofondateurs au capital, en tant que majoritaires, afin qu’ils soient pleinement motivés pour assurer le succès du projet.
M.: Quel est votre message aux LPs traditionnels et aux institutionnels ?
Plusieurs points sont à aborder. Tout d’abord, l’enveloppe du programme ETCI dont je parlais est presque épuisée. Il est donc urgent de la renouveler. J'espère que le MFF (budget européen, ndlr), qui sera présenté en juillet par la Commission européenne, inclura une enveloppe conséquente pour renouveler, voire doubler ou tripler l’ETCI au sein du FEI. L'initiative European Scaleup fund EDF, avec le programme EIC Step est une des réponses envisagées par la Commission.
Le FEI a également besoin de moyens pour soutenir l’early stage. Ce n’est pas parce que la situation s’améliore légèrement qu’il faut cesser ce soutien. Nous en avons toujours besoin.
Malheureusement, il y a peu de LP privés qui investissent dans le Venture Deep Tech. C’est un deuxième point crucial. Il est absolument nécessaire que les grands gestionnaires de capitaux fassent preuve de plus de courage et d’audace dans leurs investissements, qu’ils comprennent que le venture, et plus particulièrement la deeptech, représente l’avenir. Cela peut être extrêmement rentable et avoir un effet très positif sur leurs portefeuilles, en servant mieux les ayants droit, c’est-à-dire les épargnants et les futurs retraités.
Le venture européen est en plein essor et affiche de meilleures performances que le venture américain, comme le montrent certains travaux académiques. Les Américains, parfois un peu trop imprudents, ont tendance à gaspiller. En 2021, ils sont venus en Europe et ont acquis des tickets à des valorisations déraisonnables. Aujourd’hui, ils rencontrent des performances catastrophiques dans les fonds de ces millésimes. Ce n’est pas notre cas. Nous avons de bonnes performances. Comme nous disposons de moins de capitaux, nous faisons preuve de plus de prudence et de raisonnabilité, évitant ainsi la spéculation, la hype et les effets de bulles qui peuvent malheureusement se produire
M.: Si vous étiez au pouvoir, que feriez-vous pour les entrepreneurs ?
Je commencerais par baisser le coût du travail, c’est évident. En particulier pour les hauts salaires, où il existe un déséquilibre important.
Il est nécessaire de remettre un plafond aux charges patronales. Il n’est pas acceptable qu’elles soient déplafonnées. En Allemagne, qui est notre principal concurrent, les charges patronales sont plafonnées à partir d’un certain salaire, ce qui permet aux entreprises de bénéficier d’un coût du travail bien plus faible qu’en France, surtout sur les hauts salaires. Et cela a un impact très concret.
Les initiatives France 2030 et Bpifrance sont de très bons outils, mais elles doivent être renouvelées. Les fameux 54 milliards sont quasiment tous déployés ou engagés. Nous avons besoin d’un nouveau projet, peut-être France 2035, mais il est crucial d’avoir une suite à ces initiatives.
C’est essentiel car cela irrigue tout l’écosystème tech et deep tech. Il y a eu un véritable effet de levier, et cela a bien fonctionné. Les Anglais et les Allemands regardent avec admiration ce que nous avons accompli avec la French Tech, et maintenant avec la French Deep Tech.
Il est également important de mener ces initiatives à l’échelle européenne.
M. : Il y a quelques années, vous avez monté une marque de vodka avec votre frère, Frédéric Beigbeder, baptisée Le Philtre. Comment se passe cette aventure ?
C.B. : Cela reste difficile, notamment parce que les jeunes modifient leurs habitudes de consommation d'alcool. Toutefois, Le Philtre se porte bien et continue de bien se développer à l’international, notamment au Maroc, en Angleterre, en Finlande, en Bulgarie, mais aussi en Belgique et en Suisse. L'export fonctionne bien.
Sous l’autorité du Conseil d’administration présidé par Charles Beigbeder, Audacia est dirigée par Olivier de Panafieu, son Directeur général, secondé par Cédric James, DGD.