Près d’un mois après la nomination de Gabriel Attal à Matignon, la deuxième partie du gouvernement a été dévoilée ce jeudi 8 février au soir. L’occasion d’y voir enfin plus clair sur l’organigramme de Bercy, où Jean-Noël Barrot, ministre délégué au Numérique, attendait de voir s’il était confirmé ou non dans ses fonctions après avoir succédé à Cédric O à l’été 2022. Et contre toute attente, c'est la députée MoDem Marina Ferrari qui a été nommée !

En ce début d’année, le nouveau bras droit de Bruno Le Maire sur le volet numérique aura fort à faire alors que le contexte économique actuel met l’écosystème des startups à rude épreuve et qu’il reste de nombreux chantiers à mener pour favoriser l’émergence de champions tricolores à l’envergure mondiale une décennie après la création du label French Tech.

Voici les dossiers de premier plan que la secrétaire d'État fraîchement nommée devra traiter dans les prochains mois.

L’AI Act, nouveau casse-tête des startups

A peine le souffle du remaniement retombé, la secrétaire d'État au Numérique n’aura pas une seule seconde de répit. Et pour cause, l’AI Act, le projet de règlement européen sur l’intelligence artificielle, a franchi une étape décisive le 4 février dernier, avec sa validation par les 27 pays de l’Union européenne. Si ce texte apparaît nécessaire pour réguler un secteur qui connaît un vent d’euphorie sans précédent depuis l’arrivée de ChatGPT fin 2022, il est loin de faire l’unanimité au sein de la French Tech.

Et pour cause, il apporte de nombreuses contraintes aux acteurs technologiques qui planchent sur le sujet. Et surtout, des zones d’ombre persistent, ce qui plonge dans le flou les entreprises qui vont devoir se plier à cette nouvelle réglementation. Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques chez France Digitale, a d’ailleurs avoué auprès de Maddyness s’être par moments «arrachée les cheveux» face à la complexité et au manque de clarté de certains points. «On va demander aux entreprises de cartographier elles-mêmes leurs IA, et d’évaluer lesquelles pourraient éventuellement présenter un risque pour les humains. Cela ira de l’IA utilisée pour gérer les plannings de ses équipes, à celles que l’on utilise pour créer des contenus sur les réseaux sociaux : cela ne concerne donc pas uniquement les startups qui sont spécialisées dans le développement d’intelligences artificielles», résume la spécialiste.

Pour aider les startups à y voir plus clair, France Digitale, aux côtés de Wavestone et Gide, a publié un guide pratique complet et gratuit pour aider les entreprises à mieux comprendre et appliquer la nouvelle loi européenne sur l’IA, qui entrera en vigueur d’ici quelques mois après un dernier vote au Parlement. D’ici là, charge à Bercy d’apporter davantage de clarté aux startups concernées par l’AI Act. «Le niveau de mise en conformité est tel que cela demandera beaucoup d’argent à certaines entreprises, dont les roadmaps seront complètement bouleversées. Cela vient ajouter de la complexité pour les entreprises qui veulent s’étendre sur le marché européen, et celles qui s’y trouvent déjà», note à ce propos Marianne Tordeux Bitker.

Par conséquent, Marina Ferrari va devoir mettre les bouchées doubles dans les prochains mois pour s’assurer que des pépites tricolores comme Mistral AI ne soient pas bridées dans leur processus d’innovation et que la France reste un terreau fertile pour les startups du secteur. Pour rappel, la jeune pousse américaine Poolside s’est relocalisée l’an passée à Paris et des chercheurs de Google songent également à créer une startup dans la capitale française.

Renforcer la chaîne de financement de l’écosystème

Outre l’aspect réglementaire, Marina Ferrari devra poursuivre le chantier de la chaîne de financement des startups entrepris par ses prédécesseurs, Jean-Noël Barrot et Cédric O. Car si la France est devenue particulièrement performante sur le segment de l’early-stage, le bât blesse en revanche sur le late-stage pour le plus grand bonheur des géants chinois et asiatiques du capital-risque à l’appétit vorace. Et pour cause, ces derniers, quand les fonds européens ne sont plus capables de diriger des levées de fonds XXL, n’hésitent à investir massivement dans des pépites françaises avant de mettre pour de bon le grappin dessus dès lors que les tours de table sont supérieurs à 100 millions d’euros.

Dans ce contexte, l’exécutif veut mobiliser davantage les investisseurs institutionnels (banques, assurances…) pour offrir des poches plus larges de financement à disposition des startups. Cette volonté s’est matérialisée l’an passé avec le lancement du deuxième volet de l’initiative Tibi. Dans ce cadre, 28 investisseurs institutionnels ont d’ores et déjà signé un engagement avec le ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique pour doper le financement des startups. Ces acteurs vont ainsi mobiliser près de sept milliards d’euros au total entre 2023 et 2026 à destination des fonds d’investissement français. Cette somme vient s’ajouter aux six milliards d’euros mis sur la table pour le premier volet de l’initiative Tibi, avec à la clé près de 30 milliards d’euros d’investissements réalisés par des dizaines de fonds.

C’est bien, mais pas assez aux yeux de Bercy. Lors de la dernière édition de Big en octobre dernier, Bruno Le Maire avait ainsi fait part de son souhait de lever 12 milliards d’euros dans le cadre de l’initiative Tibi d’ici 2030. Et cette somme ne sera pas de trop alors que le ministre de l’Économie souhaite que la France compte 50 licornes en 2030, contre une trentaine aujourd’hui (en réalité beaucoup moins compte tenu des valorisations en chute libre en pleine crise de financement de la tech). Un objectif revu à la baisse puisqu’Emmanuel Macron souhaitait initialement que la French Tech donne naissance à 100 licornes, dont 25 «vertes» (greentech), à l'horizon 2030.

Au-delà de ces licornes qui ont actuellement du plomb dans l’aile, l’enjeu est d’avoir des acteurs imposants qui peuvent se financer en France et en Europe pour conserver leur indépendance et incarner la fameuse souveraineté défendue depuis plusieurs années à Paris et Bruxelles malgré quelques couacs (Health Data Hub confié à Microsoft). Dans ce cadre, les mesures d’aide préconisées par le député Paul Midy et intégrées à la loi de finances 2024, sont également les bienvenues. Parmi elles, figure notamment l’introduction d’incitations fiscales pour impliquer les particuliers dans le financement des startups et PME innovantes. Le député Renaissance estime que cela pourrait permettre d’accroître d’un demi-milliard d’euros les fonds levés et de créer 30 000 à 50 000 emplois de plus lors des cinq prochaines années.

Faire de la France une référence mondiale de la deeptech

Lors des 10 ans de la mission French Tech, Jean-Noël Barrot, désormais en charge de l'Europe au Quai d'Orsay, avait fixé un nouveau cap pour l’écosystème. Jugeant que la France a «démontré sa capacité à devenir une Nation Startup» durant la décennie écoulée, il estime que l’Hexagone doit désormais retrousser ses manches pour «devenir une Nation Deeptech». Dans cette perspective, l’exécutif voit les choses en grand. Ainsi, Emmanuel Macron souhaite la création de 500 startups par an dans le secteur d'ici 2030. Un chiffre ambitieux, alors qu’il n’y a que 2 500 startups dans ce secteur en France, soit 8 % du nombre total de jeunes pousses tricolores, selon le décompte du gouvernement. Preuve de l’intérêt de l’État pour la deeptech, un plan de 2,5 milliards d’euros a été présenté en 2019 et une nouvelle enveloppe de 500 millions d’euros a été annoncée début 2023.

Pour que cette ambition se concrétise, il faudra là aussi mettre les bouchées doubles sur le volet du financement, qui est actuellement le talon d’Achille de l’écosystème deeptech. «Aujourd’hui, le gros problème de la deeptech en Europe, c’est qu’il n’y a pas les financements. Je préfère parler de l’Europe plutôt que de la France. Car si nous nous posons seulement au niveau français, nous n’avons aucune chance face aux États-Unis et à la Chine. Il y a un vrai enjeu de souveraineté européenne, plutôt que nationale», expliquait à Maddyness il y a quelques mois Paul Bazin, Partner chez Daphni et l’un des auteurs du rapport «Perspectives deeptech : les pelles et les pioches qui vont nous aider à construire un monde durable» publié par le fonds d’investissement.

L’enjeu sera également de retenir les talents sur le territoire français alors qu’ils ont longtemps été pillés par les Gafam. En effet, l’expertise des ingénieurs français dans de nombreuses technologies de pointe est reconnue dans le monde entier, mais la plupart des cadors du secteur cèdent souvent aux sirènes des entreprises américaines ou asiatiques, à l’image de Yann LeCun, référence mondiale dans l’intelligence artificielle, qui travaille pour Meta. Néanmoins, des chercheurs français ayant évolué dans les laboratoires de Meta et Google reviennent de plus en plus dans l’Hexagone pour monter des projets entrepreneuriaux, comme les fondateurs de Mistral AI. Le gouvernement peut également compter sur de forts pôles de recherche et d’innovation en France, à l’image de Saclay, Grenoble ou encore Sophia-Antipolis, pour amplifier la dynamique autour de la deeptech tricolore. Marina Ferrari devra contribuer à gonfler encore davantage les voiles de cette dernière pour faire franchir un nouveau cap à l’écosystème français.

Multiplier les collaborations entre startups et grands groupes

Ce n’est un secret pour personne : les grandes entreprises françaises sont loin d’être les championnes d’Europe en matière d’open innovation. Si la plupart d’entre elles ont noué des partenariats avec des startups, ou même carrément acquis des jeunes pousses pour assurer leur transformation digitale, la collaboration avec ces jeunes entreprises technologiques est encore très loin d’être un réflexe dans les grands groupes.

Si ces derniers s’intéressent aux jeunes pousses, ils ne les placent pour autant comme des leviers au centre de leur stratégie d’innovation. Les grandes entreprises tricolores les perçoivent davantage comme des éléments périphériques pour prendre le pouls des innovations qui ont le vent en poupe que comme des actifs foncièrement stratégiques.

Devant ce constat, le gouvernement a lancé l’an passé l’initiative «Je choisis la French Tech», qui rassemble 300 entreprises dont une centaine de grands groupes, 80 partenaires institutionnels, organisations professionnelles, ministères et associations pour flécher davantage la commande publique et privée vers les startups. L’objectif est ainsi de faire doubler le recours aux solutions de l'écosystème par les grands donneurs d'ordres publics et privés à l'horizon 2027.

Maintenant que le chantier est amorcé, il faudra le faire entrer dans une phase d’accélération dans les prochains mois. Car si les entreprises françaises n’achètent pas de solutions de startups françaises, il y a peu de chances que les Américains et les Asiatiques s’y intéressent davantage. Dans ce cadre, s’inspirer du Small Business Act américain, qui réserve une partie des marchés publics aux petites et moyennes entreprises, ou du Buy American Act, qui oblige le gouvernement américain à se fournir majoritairement en produits fabriqués sur le sol américain, pourrait être une piste intéressante à explorer. Mais un tel cadre sur le Vieux Continent ne serait possible qu’avec un fort travail de lobbying à Bruxelles.

Avant d’en arriver là, Marina Ferrari doit déjà convaincre les directions d’achats des grands groupes français de se fournir principalement auprès des startups tricolores. A l’heure où des entreprises comme Société Générale (avec Shine) se séparent de certaines jeunes pousses acquises il y a quelques années, la tâche s'annonce ardue. Et compte tenu du faible engouement des poids lourds du CAC 40 pour la création d'un baromètre visant à mesurer l'état des relations entre startups et grands groupes (une dizaine seulement y ont participé à deux semaines de la date butoir), il y a donc du pain sur la planche.

Aider les startups à surmonter la tempête actuelle

Enfin, Marina Ferrari devra s’atteler à maintenir la résilience de l’écosystème des startups alors que les nuages menaçants se sont accumulés dans le ciel bleu de la French Tech au cours de ces derniers mois. Face à la crise de financement de la tech, le changement brutal de paradigme qui privilégie désormais la rentabilité plutôt que la croissance aboutit à de nombreuses difficultés pour les startups, dont la plupart n’ont d’autre choix que de tailler dans leurs effectifs ou même de se placer sous le régime du redressement judiciaire pour tenter de sauver les meubles.

Hormis quelques rares levées d’ampleur ces derniers mois, comme celles de Verkor (850 millions d’euros) ou d’Electra (304 millions d’euros), l’heure est donc plutôt à l’austérité dans l’écosystème. La reprise rocambolesque de Luko, les difficultés de Cityscoot, le placement en redressement judiciaire de Masteos ou encore la mise en vente de Shine par Société Générale sont autant d’exemples illustrant la fin d’une période dorée d’euphorie qui avait soufflé sur la tech à partir de 2021.

Dans cette période délicate, il y a fort à parier que le gouvernement apportera un soutien accru aux startups qui répondent aux enjeux du plan France 2030. Dans ce cadre, le programme French Tech 2030 a été lancé pour soutenir 125 startups dans des secteurs stratégiques clés, comme la santé, l’énergie, la transition écologique, l’automobile ou encore l’éducation. Parmi celles-ci, on retrouve notamment Ÿnsect, Umiami, Pasqal, Quandela, Mistral AI, Preligens, Withings, DNA Script ou encore Wandercraft. La nouvelle secrétaire d'État au Numérique sera chargée d’amplifier la dynamique autour de ces startups pour faire émerger des champions européens qui s’inscrivent dans l’économie de demain.